Une analyse du design et de la culture ludique de Tinder.

Cet article représente une version réduite d’un travail universitaire pour mon cours de ludification à la maîtrise en communication à l’UQAM. J’ai retiré certaines sections, modifié la syntaxe, coupé à peu près la moitié du contenu et effectué des modifications pour rendre la lecture plus agréable.

Jouons à Tinder

On connait Tinder. Glisse à gauche. Glisse à droite. Glisse à droite — Ah ! Un match ! Glisse à gauche. Glisse à droite.

Tinder est, fondamentalement, une application de rencontre, un outil de géolocalisation qui permet à différents utilisateurs de se donner un « j’aime » et de démarrer une discussion.

Depuis son lancement en 2012, Tinder s’est catapultée au sommet du marché des applications de rencontre. Son succès est dû à sa mécanique révolutionnaire : le swiping. Glisse à droite pour donner un « j’aime », à gauche pour rejeter le profil. Dans un article pour Business Insider de 2016, Jonathan Badeen, cofondateur de Tinder, parle du design du swiping. Il fait référence à l'idée de classer les profils comme s’ils étaient des cartes. Pour lui, le swiping permettait de ludifier l’application. L’action est satisfaisante, rétroactive et crée une interaction physique qui rend l’expérience addictive (Badeen, 2016).

La première interface graphique de Tinder. L’idée des profils comme un paquet de cartes est graphiquement représentée.

Le mot ludique est fréquemment employé à outrance. C’est un terme qui se place bien en marketing, pour décrire un peu n’importe quoi. Nous pourrions croire que c’est le cas ici aussi, mais…

Ne connaissez-vous pas quelqu’un qui joue à Tinder ?

Quelqu’un qui va glisser, qui discute avec ses matchs, mais qui, finalement, n’utilise jamais Tinder pour rencontrer des gens ?

Pas de suspens, ce n’est possiblement pas seulement une coïncidence.

Plusieurs études ont conclu que le divertissement représente une des motivations importantes d’utiliser Tinder chez de nombreux participants. Dans une recherche effectuée par Janelle Ward, la quasi-totalité des personnes interviewées a dit utiliser Tinder pour le divertissement et le boost d’ego (Ward, 2017 : 1649-1650). Rhiannon Kallis constate, après 31 entrevues qualitatives, que les utilisateurs utilisent autant Tinder pour se divertir que pour connecter (Kallis, 2020 : 69). Dans une étude pour Telematics and Informatics, des chercheurs ont sondé 266 jeunes adultes, pour découvrir les diverses motivations liées à l’utilisation de Tinder : la validation de soi et le divertissement figurent comme troisième et quatrième motivation (Sumter et coll., 2017 : 73-75). Elisabeth Timmermans et Elien de Caluwé, en développant un modèle de motivations des utilisateurs Tinder, constatent un usage ludique non négligeable, par l’entremise d’entrevues et de sondages (Timmersmans et Calluwé, 2017). Malgré le fait que Tinder soit une application de rencontres, l’application semble avoir développé une microcommunauté de « joueurs ».

Cet usage précis de Tinder sera le sujet à l’étude dans le présent travail. Pourquoi est-il possible pour ces utilisateurs d’utiliser Tinder comme outil de divertissement ?

Comment quelque chose devient-il « ludique » ?

Un jeu, fondamentalement, est une activité réglée, déconnectée de la réalité à laquelle nous participons pour le plaisir de simplement y participer. Lorsque nous jouons aux échecs, ou jouons à un jeu de société avec des amis, nous jouons pour le plaisir même de jouer. Évidemment, ce n’est pas toujours le cas : pensons à des joueurs professionnels qui, oui, jouent à un jeu, mais y jouent pour gagner de l’argent.

Jaako Stenros distingue les termes « jouer » (« playing ») et « l’esprit ludique » (« playfulness »). Il note que les deux phénomènes sont similaires, mais pas identiques : il est possible de suivre les règles d’un jeu (donc de jouer) sans s’immerger ou les accepter (donc d’être « playful »). L’inverse est possible : il est possible de vivre l’esprit ludique sans les règles explicites d’un jeu (Stenros, 2015 : 202).

L’esprit ludique apparaît lorsqu’une l’activité est effectuée pour le plaisir de l’effectuer (l’activité est autotélique). Jouer au soccer avec des amis est une activité autotélique, puisqu’on joue pour jouer. Ceci s’oppose aux activités effectuées avec un objectif matériel ou externe à l’activité (une activité télique) (Stenros, 2015 : 203). La ludification désigne l’introduction des éléments de jeu, afin de transformer des activités téliques en activités autotéliques (Raessens, 2014 : 95).

La dernière décennie a vu une course à la ludification. Les objectifs de la ludification sont de rendre les activités « utiles » plus amusantes et engageantes par l’entremise d’éléments du domaine du jeu. Par exemple, le concours annuel « Déroule le rebord pour gagner », de Tim Hortons est une ludification de l’achat du café. La possibilité de gagner un prix en déroulant le rebord cartonné d’une tasse de café crée un jeu aléatoire qui motive le client à participer pour le plaisir de participer en lui-même, avec l’effet secondaire rentable d’augmenter les ventes de café de Tim Hortons.

Lorsque nous pensons à « une application ludifiée », on imagine souvent des applications avec un système « BLAP » (Badges, Leaderboards, Achievements, Pointification), mais l’imposition de ce genre d’éléments de design ne représente pas l’unique, ou même la meilleure, façon de ludifier une activité. La ludification peut prendre la forme de systèmes qui facilitent l’expérimentation et l’émergence (Fizek, 2014 : 279-284) et multiplient les possibilités d’appropriations pour les différents types de joueurs (Nicholson, 2014).

Fondamentalement, une expérience ludique dépend autant des systèmes en place dans le jeu que de l’esprit que nous adoptons au moment de participer l’expérience.

Maintenant, allons swiper.

Bienvenue sur Tinder

L’application Tinder est relativement simple, en termes de fonctionnalités. Après avoir téléchargé l’application, l’utilisateur peut créer son profil. Il peut choisir des photos qu’il associera à son profil. L’utilisateur peut choisir de montrer des intérêts ou passe-temps, intégrer des informations générales sur lui-même et rédiger une courte biographie de quelque 500 caractères.

L’utilisateur peut glisser à gauche pour « aimer » et à droite pour rejeter un profil.

Ceci fait, l’utilisateur peut commencer à glisser sur des matchs potentiels. L’application géolocalisée propose des profils d’autres utilisateurs, basés sur son orientation sexuelle et sa localisation. Si un des profils proposés l’intéresse, l’utilisateur peut glisser son doigt à droite ou rejeter le profil en glissant vers la gauche. Il peut aussi choisir de consulter le profil de la personne en détail en cliquant sur la photo.

Lorsque deux utilisateurs se like, ils ont un match et peuvent utiliser l’outil de clavardage intégré pour apprendre à se connaitre. Mécaniquement, Tinder est simple, mais c’est cette simplicité qui permet à son aspect principal, le glissement, de briller.

Aimer ou ne pas aimer ? Analyse du design du swiping

Choisir dans quelle direction glisser son pouce sur Tinder est le résultat d’une analyse considérée par l’utilisateur, basé sur ses propres préférences et son interprétation des informations fournies dans le profil de la personne. La présente section abordera les différentes facettes du glissement dans l’objectif de constater comment il génère une expérience ludique lors de son utilisation.

L’action de glisser sur Tinder

Discuter de pourquoi l’action de glisser est ludique implique d’analyser la réalité physique de glisser. Stéphane Vial analyse l’aspect inhéremment ludogène des appareils numériques. Il note que la ludogénéité est intrinsèque à l’appareil numérique, comparé aux outils médiatisés précédemment disponibles à l’humanité. Ceci ne signifie pas que tout ce qui est numérique est nécessairement ludique, mais plutôt que tous les appareils numériques ont le potentiel de le devenir (Vial, 2016 : 11). L’appareil numérique est aussi réversible : il est possible de changer son interaction. Ceci représente une façon de maximiser le nombre d’interactions satisfaisantes avec l’objet (Vial, 2016 : 12).

L’action de glisser sur Tinder, en ce sens, est mécaniquement satisfaisante : la curiosité de voir le résultat d’un glissement pousse l’utilisateur à l’action. La possibilité de glisser à nouveau pousse l’utilisateur à continuer. Avec chaque balayement du pouce, l’utilisateur fait un choix et est ensuite immédiatement récompensé par l’apparition d’un nouveau profil.

Le geste excite, selon Inès Garmon, non pas par la possibilité de la rencontre, mais parce que d’effectuer le geste permet de le refaire. L’utilisateur, dans le moment, se divertit par l’engagement généré par le processus de prendre une décision (Garmon, 2018 : 46). Le glissement du pouce est tactilement satisfaisant, rassurant et facile, en comparaison avec un bouton, qui serait plus décisif (Garmon, 2018 : 47).

Prestement exécuté, le glissement donne à la prise de décision une spontanéité, qui se voit toujours récompensée par la possibilité de reprendre la décision à nouveau. Cette rapidité, combinée avec la pauvreté de l’information présentée et le nombre « infini » de profils disponible, pousse l’utilisateur à agir rapidement (Dulaurans et Marczark, 2019 : 116-117).

Tinder affiche un écran distinct lorsqu'un « match » a eu lieu entre deux utilisateurs.

Le rejet n’est jamais direct sur Tinder : si l’autre a déjà rejeté le profil de l’utilisateur, il n’est pas averti que son affection n’est pas retournée. Plutôt, la personne est instantanément oubliée par l’apparition du prochain profil.

Glisser, sur Tinder, s’apparente à tirer d’un paquet de cartes, en attendant d’obtenir un match, avec le privilège d’être déconnecté de la rétroaction des autres (Lang, 2016 : 6-8).

La décision de glisser sur Tinder

Sid Meier, designer de jeux vidéo au Game Developers Conference en 2012 (Source: Gamasutra).

Sid Meier, le designer derrière la série Civilization, a donné une définition généraliste des jeux vidéo, qui va comme suit : « Les jeux sont une série de choix intéressants. » (Sid Meier, cité dans Alexander, 2012, ma traduction). Cette définition parfois critiquée est clarifiée par Meiers au Games Developer Conference de 2012. Il considère que les jeux sont une série de choix, certains plus simples et d’autres plus complexes, que le joueur doit effectuer. Les choix « intéressants » sont situationnels, personnels, persistants et informés (Alexander, 2012). Tinder permet de prendre de ce type de décisions et serait donc ludifiable.

La mécanique de balayer le pouce a déjà été réapproprié comme méthode pour prendre des décisions dans un contexte purement ludique. Par exemple, dans le jeu indépendant Reigns (Nerial, 2016), le joueur joue un monarque et est tâché de réagir aux diverses situations qui lui sont présentées. Pour se faire, il est toujours offert deux choix, représentés par la possibilité de glisser à gauche ou de glisser à droite, comme sur Tinder.

La mécanique du glissement dans le jeu Reigns

Comme nous l’avons vu, l’action mécanique de glisser est ludique en elle-même et offre une rétroaction satisfaisante. À cet élément s’ajoute la décision en elle-même : dans quelle direction l’utilisateur devrait-il glisser ?

L’application, en quelque sorte, pose toujours la même question à l’utilisateur : « est-ce que ce profil t’intéresse ? »

Une question redondante, peut-être, mais dont la réponse sera toujours nécessairement différente : les informations fournies avec le profil de l’autre doivent être réinterprétées à chaque fois. Répondre à la question « est-ce que ce profil t’intéresse ? » oblige nécessairement l’utilisateur à croiser ses propres intérêts et ses motivations avec les informations présentées dans le profil.

Tinder valorise l’information visuelle (les images), mais l’utilisateur peut aussi effectuer un processus de filtration. Janelle Ward étudie ce processus de filtration, qui est basé sur une analyse rapide de la beauté, de la géographie, de l’identité, de la personnalité perçue, de l’intérêt sexuel, des préférences personnelles et l’évaluation du risque (Ward, 2017 : 1649-1650). La décision est possiblement rapide, mais est toujours centrée sur les objectifs personnels de la personne qui la prend.

Même si l’application met l’accent sur les images, certains utilisateurs peuvent tout de même chercher à créer un type de connexion précis avec les profils qu’ils « aiment » (Ward, 2017 : 1654). Pour ces utilisateurs, ce qui motive la prise de décision est radicalement différent.

Dans son texte « A RECIPE for gamification », Scott Nicholson présente un modèle de ludification basé sur la création de motivation intrinsèque au sein des dispositifs de ludification avec l’aide de six concepts. Le « C » dans RECIPE désigne Choice, le choix, en soulignant que le joueur devrait être capable de choisir comment il souhaite s’engager dans le système ludifié. Le dispositif ludifié doit aussi lui fournir suffisamment d’informations, le « I » de RECIPE, qui peuvent l’aider à déterminer par lui-même comment profiter du système (Nicholson, 2014).

La prise de décision sur Tinder est, certes, rapide, en comparaison avec ses compétiteurs, mais Tinder permet tout de même à l’utilisateur de prendre des décisions personnelles, situationnelles et informées.

La culture ludique de Tinder

En soi, la mécanique du swiping pourrait être suffisante pour voir Tinder comme une ludification de la séduction : en rendant la prise de décision satisfaisante en elle-même, Tinder rend agréable le processus de filtration. Il reste cependant intéressant de constater la place de Tinder dans la ludification de la culture de la séduction et comment cette culture mène à percevoir les différents outils de Tinder comme des systèmes jouables. Il semble pertinent d’explorer comment la culture qui entoure Tinder a mené à son usage ludique.

Le monde de la rencontre emprunte fréquemment au vocabulaire ludique : on pense notamment aux « pickup artists », qui approchent le monde du dating à la manière d’un jeu entre les sexes (Kray, 2018 : 43). Il y a ici une prétention que The Game peut être appris et qu'il est possible d'appliquer des stratégies apprises lors de situations de séduction (Kray, 2018 : 52). Les enseignants du Game vont présenter des stratégies globales (comme d’envoyer des signaux mixtes pour « la faire travailler ») (Kray, 2018 : 53), des tactiques lors de la séduction (comme des choix de posture, de langage non verbal) (Kray, 2018 : 54) et de manipulation, dans l’objectif pour l’homme d’être désiré par la femme ciblée (Kray, 2018 : 54).

Le Game véhicule des éléments de masculinité toxique, mais représente tout de même un exemple de la ludification de la culture de la séduction. Cette approche aux relations, vendue par des gourous du Self-help, présente les relations interpersonnelles comme étant « résolubles » : si nous appliquons ces stratégies, pratiquons fréquemment et acceptons les échecs, disent-ils, il est possible de résoudre la séduction, en quelque sorte.

Créer un profil optimisé ensemble

L’utilisation de Tinder est, dans certains sous-groupes, une activité sociale. Dans son mémoire de doctorat en philosophie, Tanya Oishi analyse la performativité de la masculinité sur la sous-communauté Reddit « r/Tinder » en analysant particulièrement un événement éphémère du subreddit, le Profile Review Week, où les membres ont été invité à partager leurs profils Tinder pour recevoir de la rétroaction de la communauté. Les commentaires sous ces publications représentent une négociation de la façon de représenter la masculinité : les commentateurs discutent de l’habillement des utilisateurs, du choix des photographies employées et de la description choisie, afin de produire des profils Tinder plus désirables (Oishi, 2019 : 69).

Similairement, Kenneth Hanson constate l’aspect social de l’application en lien avec la création et la gestion du profil. Elle note comment plusieurs jeunes adultes disent avoir créé leurs profils Tinder avec des amis. Une des jeunes femmes interviewées explique qu'elle a téléchargé l’application à deux heures du matin avec une amie, parce qu’elles s’ennuyaient. Elles ont passé un moment pour créer un profil et pour se divertir avec l’application (Hanson, 2017 : 23). D’un autre côté, plusieurs des répondants soulignent optimiser leur profil Tinder avec l’aide de l’opinion de leurs pairs (Hanson, 2017 : 25-26) et décrivent comment ils choisissent des images et rédigent des descriptions qui leur permettent de projeter un idéal d’eux-mêmes.(Hanson, 2017 : 25). L’expérience de Tinder est aussi souvent commune, dans un sens, parce que plusieurs n’utilisent l’application que lorsqu’ils sont entre amis (Hanson, 2017 : 47). Ceux qui utilisent Tinder pour se divertir auraient aussi davantage tendance à utiliser l’application avec des amis que ceux qui ont d’autres raisons d’utiliser l’application (Snitko, 2016 : 54-55).

Dans un article pour Games and Culture, Maria Garda et Veli-Matti Karhulahti analysent Tinder à la manière d’un jeu. On compare entre autres la notion de créer son profil Tinder à la création d’un avatar (Garda et Karhulahti, 2019 : 2). Cette comparaison semble raisonnable dans le cas de Tinder, dans le sens où les utilisateurs sont contraints de se représenter avec des moyens limités dans une interface qui donne la primauté à seulement certains éléments d’information, comme la photo de profil principale (Garda et Karhulahti, 2019 : 5).

Tinder est parfois une activité de groupe. Les utilisateurs collaborent pour améliorer leur performance ou s'amuser.

Cet usage social de Tinder représente un rapport ludique avec les fonctionnalités de l’application. Les libertés permises par les outils de Tinder poussent les utilisateurs à créer des représentations optimisées d’eux-mêmes, comme en trouvant les « bonnes » images et en améliorant le contenu de leur description. Sur r/Tinder, les hommes étudiés s’échangent des commentaires sur leurs photos (allant de commentaires sur la résolution de la photographie, le sourire de la personne ou sa position) et proposent des améliorations pertinentes (Oishi, 2019 : 69). Les observations de Hanson soulignent comment la création de profils chez les jeunes universitaires est souvent le résultat de travail d’équipe entre amis, afin de filtrer les photos et de produire un profil qui représente le meilleur de soi-même. Une des jeunes femmes interviewées note comment elle utilise des photographies de différents moments de sa vie, de façon à montrer son teint bronzé ou un corps plus athlétique, qui n’est plus nécessairement représentatif au moment de la création du profil (Hanson, 2017 : 25).

Ces interactions observées sous-entendent qu’il est possible d’augmenter sa performance sur l’application en apprenant à utiliser les systèmes en place, un aspect que nous associons typiquement aux jeux. Il est important de noter que cette optimisation a aussi lieu sans l’aspect communautaire de Tinder : les utilisateurs seuls effectuent aussi des changements à leur profil afin d’améliorer leur performance dans l’application (Ward, 2017 : 1652). La création de stratégies et les discussions sur l’optimisation présentées dans cette section nous permettent de voir comment le contexte de Tinder a créé un besoin de mise en commun chez certains segments de sa communauté pour optimiser leurs « eux-idéals ».

La collaboration entre pairs, discutée précédemment, est aussi présente lors du processus de séduction médié par ordinateur. Les participants interviewés par Hanson discutent de comment leurs amis ont souvent un impact dans la discussion médiée : « Once two people match, conversations are monitored and shared between friends in a group. This is not to say that the motivations for using dating apps are free from personal desires. » (Hanson, 2017 : 26). Jin Lee donne des exemples de comment la communauté r/Tinder discute de stratégies de discussion. Elle note que les utilisateurs observés cautionnaient contre l’intimité trop rapide (Lee, 2019 : 6) et qu’ils partageaient leur opinion sur comment répondre à des situations « anormales » avec un match, comme lorsque c’est la femme qui débute la conversation (Lee, 2019 : 7). Elle constate aussi comment la communauté formule des opinions sur l’environnement Tinder en général (notamment, que seulement les gens considérés beaux peuvent réussir sur l’application) (Lee, 2017 : 8). Lee analyse ces discussions sur la communication médiée d’un angle féministe et souligne comment ces interactions comportent des idées nocives (notamment l’idée que Tinder = application pour des relations sexuelles), mais, nous pouvons voir ces interactions comme des recommandations de groupe sur les stratégies à adopter pour améliorer sa performance ainsi que comment décoder les éléments d’information comme les messages reçus.

L’espace de clavardage de Tinder est aussi ludifiable au sens qu’il peut être employé pour des usages hors-normes. Autant d’hommes que de femmes utilisent Tinder pour le Trolling, c’est-à-dire qu’ils adoptent des comportements offensants, provocants ou menaçants, dans l’objectif de faire réagir l’autre pour leur plaisir (March et coll., 2016 : 139-140). Une utilisatrice a utilisé Tinder pour faire de la promotion d’un parti politique (Duguay, 2018 : 30), des travailleurs et travailleuses du sexe font de la promotion de leurs services, des organisations promeuvent leurs messages, etc. (Duguay, 2018 : 35). Ces appropriations des possibilités de la plateforme pour d’autres objectifs représentent des niveaux de jouabilité plus impliqués (Raessens, 2014 : 106). Sonia Fizek présente l’idée du « emergent playfulness » (amusement émergent) comme étant l’idée que les systèmes ludifiés de façon à faire place à l’amusement multiplient les façons pour l’utilisateur de créer son propre plaisir (Fizek, 2014 : 279). Ces usages hors-normes représentent à la fois des appropriations des affordances de la plateforme pour des gains personnels ou pour le plaisir.

Tinder, le jeu

Nous avons observé comment le design de Tinder est en lui-même satisfaisant et ludique, ainsi que comment la ludification de la culture a créé une relation souvent ludique avec l’application de rencontre. La présente section cherche à combiner ces deux aspects de la « jouabilité » de Tinder en employant le modèle RECIPE de Nicholson, un concept précédemment effleuré.

Scott Nicholson, professeur en Design de Jeux vidéo à l’Université Wilfrid Laurier, cherche à créer une définition pour une « bonne » ludification, qui permet à l’utilisateur de générer sa propre motivation pour s’engager avec les systèmes ludifiés. Ce modèle tente d’améliorer les stratégies de ludification omniprésentes au début des années 2010. RECIPE représente 6 axes qui permettent au plus grand nombre de joueurs de se motiver pour accomplir l’activité ludifiée. Il résume les concepts ainsi : « 

Ces six concepts seront utilisés pour explorer comment le design de l’application Tinder et la culture qui l’entoure se combinent pour créer une expérience ludifiée intrinsèquement motivante.

Play.  Tinder, en termes de design, prend la forme d’outils simples, que l’utilisateur a la liberté d’utiliser comme il le souhaite. Les éléments du profil sont, certes, peu nombreux, mais mènent nécessairement l’utilisateur à les utiliser à leur plein potentiel, afin de pouvoir obtenir des matchs. L’utilisateur peut jouer à déterminer les meilleures photos de lui-même, trouver la description qui le représente le mieux, ou même utiliser ces outils pour un autre objectif complètement. La rétroaction des matchs et des likes permet à l’utilisateur d’adapter son usage de ces outils.

Exposition. L’exposition, au sens de « […] présenter une narration par l’entremise d’éléments de design ludique. » (Nicholson, 2014), peut prendre des formes diverses. Il n’est pas nécessaire de créer un monde en tant que tel, selon Nicholson. La narration émergente, c’est-à-dire générée par le joueur avec le jeu, serait un type de narration qui s’applique à Tinder. Les conversations entre matchs génèrent des anecdotes qui permettent au joueur de refléter sur ses intérêts et sur les personnes sur lesquels ils glissent.

Choice. L’utilisateur adapte ses décisions selon ses intérêts et selon ses motivations. Une personne qui cherche l’amour avec Tinder va donner des « j’aime » à des personnes différentes que quelqu’un qui va sur Tinder pour le plaisir. Simultanément, le profil modifiable et le clavardage permettent à l’utilisateur de faire des choix pertinents pour atteindre l’objectif qu’il souhaite atteindre.

Information. Pendant les séances de swiping, l’utilisateur est doté de suffisamment d’information pour prendre des décisions rapides et importantes pour lui. La primauté donnée à l’image permet de communiquer une grande quantité de signifiants rapidement décodables. Simultanément, les profils construits par les utilisateurs permettent aux utilisateurs d’atteindre leurs objectifs personnels.

Les deux points qui suivent, l’engagement et le reflection sont difficiles à comparer avec les fonctionnalités de Tinder. Cependant, comme il a été observé précédemment, la culture ludique de Tinder pourrait remédier à ce manquement, en quelque sorte.

Engagement. Cet aspect est particulier, puisque Tinder, en lui-même, ne fournit pas vraiment cet élément : à part pour les discussions entre matchs, l’aspect social de Tinder est entièrement informel et indirect. Cependant, il est très présent : les utilisateurs consultent des pairs lorsqu’ils créent leur profil et pour faire valider leurs matchs (Hanson, 2017 : 20-26) ou pour se divertir mutuellement (Snitko, 2016 : 54-55) et les sous-communautés numériques discutent de comment optimiser leurs profils et la façon qu’ils clavardent avec leurs matchs (Lee, 2019 : 6-9 ; Oishi, 2019 : 69-70).

Reflection. La « réflexion » représente comment l’utilisateur est donné la capacité de comparer son expérience avec l’application ou l’expérience ludifiée avec sa propre réalité. Pour ceux qui utilisent Tinder pour se divertir, le nombre de matchs et les discussions générées n’ont pas d’impacts réels en dehors de l’application. Pour ceux qui cherchent des relations amoureuses ou sexuelles, il n’y a pas d’espace dans l’application pour discuter de ce qu’ils auraient pu apprendre, par exemple. Cependant, les plateformes numériques comme r/Tinder et les groupes d’amis peuvent, encore une fois, servir d’endroit de partage sur ce que les utilisateurs ont appris sur eux-mêmes ou parler de comment ils ont atteint leur but.

L’utilisation du RECIPE de Nicholson nous permet de voir comment, à la fois, Tinder est une expérience avec une ludification incomplète, mais aussi comment la communauté et l’usage de l’application ont vraisemblablement comblé les manquements de l’application. Tinder présente à l’utilisateur une façon satisfaisante, rétroactive et presque enivrante de prendre des décisions. Cette fonctionnalité est, en elle-même, ludique et agréable à utiliser, en partie parce que l’utilisateur a le contrôle de comment il souhaite l’utiliser.

Les sources académiques assemblées dans le présent travail nous permettent de peindre un portrait de cette application ultrapopulaire et de pourquoi celle-ci en est venue à dominer le marché des applications de rencontre. Elles nous permettent d’élucider pourquoi un segment important emploie Tinder pour se divertir, plutôt que d’employer l’application pour son utilité donnée (Kallis, 2020 ; Sumter et coll., 2016 ; Timmermans et Caluwé, 2017 : 343 ; Ward, 2017 : 1649-1651).

Tinder ludifie la séduction en étant un jeu. En rendant satisfaisante et rapide la prise de décisions sans conséquence, Tinder motive au-delà de son objectif de créer des connexions (Garda et Karhulahti, 2019 : 10). Il devient possible de s’engager mécaniquement avec l’application, plutôt que socialement : les matchs et de likes deviennent des points dans le jeu (Garda et Karhulahti, 2019 : 3). Cette mécanisation d’un processus qui était auparavant purement social peut mener les utilisateurs à optimiser leurs performances dans l’application en s’appropriant les règles « du jeu ». Simultanément, les utilisateurs sont encouragés à travailler avec leurs amis ou avec des communautés numériques dans l’objectif de maximiser leur succès.

Conclusion

Le présent texte a tenté d’analyser pourquoi une aussi grande quantité d’utilisateurs voient Tinder comme une forme de divertissement, alors que son objectif est axé sur les rencontres amoureuses ou amicales. Par l’entremise de son pilier central, le swiping, Tinder génère une activité ludique liée indirectement à la séduction. L’action de glisser est satisfaisante en elle-même grâce à l’aspect ludogène des appareils numériques (Vial, 2016 : 11) combiné avec la rétroaction que génère Tinder. Tinder permet à l’utilisateur de prendre une décision importante pour lui, et le récompense en lui permettant de le faire à nouveau. C’est un cycle de validation qui donne toujours raison à l’utilisateur, qu’il obtienne des matchs ou non.

Ce rapport ludique à l’application est aussi visible dans la façon que les membres de la communauté cherchent à améliorer leurs profils. Les fonctionnalités liées à la création du profil et du clavardage de Tinder sont ludifiées par les communautés qui analysent les profils des autres et développent des stratégies. C’est notamment le cas sur la communauté Reddit r/Tinder, où les utilisateurs s’aident dans l’objectif d’obtenir plus de matchs ou simplement avec des amis, comme Kenneth Hanson montre dans son mémoire. Les usages non conformes de Tinder abondent, ce qui nous permet de constater que les outils en place sont faciles à approprier et peuvent être joués.

Lorsque comparé avec les caractéristiques recommandées par Scott Nicholson pour créer des activités ludifiées aux motivations intrinsèques, on constate que, si les fonctionnalités de Tinder ne comportent pas toutes les caractéristiques, la culture qui entoure Tinder ludifie son usage. Le pilier central de Tinder, qui permet de prendre des décisions satisfaisantes, est suffisante pour générer une expérience ludique avec l’application, et invite ses utilisateurs à « apprendre à utiliser » Tinder.

La présente recherche n’a pas tenté d’analyser en profondeur le phénomène. Il serait tout aussi pertinent d’étudier comment l’expérience ludique de Tinder est possiblement affectée par le genre. Les réalités démographiques de Tinder (notamment la proportion déséquilibrée entre les hommes et les femmes sur l’application) (Iqlab, 2017, consulté le 8 décembre 2020) ont-elles un effet sur l’expérience des utilisateurs de différents genres ? Malgré les limites de ce présent travail, cependant, le rapport ludique des utilisateurs avec l’application Tinder semble clair et mériterait d’être exploré davantage du point de vue des études du jeu et de la ludification.

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Whitty, M. T. (2016). Cyber-Flirting: Playing at Love on the Internet. Theory & Psychology. 10.1177/0959354303013003003

2. Chapitres de livre

Fizek, S. (2014). Why Fun Matters: In Search of Emergent Playful Experiences. Dans M. Fuchs, P. Ruffino, N. Schrape et S. Fizek (dir.), Rethinking Gamification (p. 273‑287). Meson Press.

Nicholson, S. (2014). « A RECIPE for Meaningful Gamification », Wood, L & Reiners, T. (eds.), Gamification in Education and Business, New York: Springer, 1–20.

Raessens, J. (2014). « The Ludification of Culture », Dans M. Fuchs, P. Ruffino, N. Schrape et S. Fizek (dir.), Rethinking Gamification (p. 91 114). Meson Press.

Stenros, J. (2015). Behind Games: Playful Mindsets and Transformative Practices. Dans The Gameful World: Approaches, Issues, Applications (p. 201‑222). MIT Press.

Timmermans, E. et De Caluwé, E. (2017). Development and validation of the Tinder Motives Scale (TMS). Computers in Human Behavior, 70, 341‑350. 10.1016/j.chb.2017.01.028

3. Thèses et mémoires

Hanson, K. R. (2017, mai). Why talk when you can Swipe ? A Qualitative Investigation of College Heterosexuals using Smartphones to Hookup and Date [Mémoire de maîtrise]. Kent State University.

Lang, C. (2016). Platform Gratifications: Tinder vs. Match.com [Mémoire de maîtrise]. West Virginia University.

Oishi, T. (2014). Alpha, Beta, Gamma Males: Asian/American Men and Audience Research [Mémoire de maîtrise]. University of Washington.

Oishi, T. (2019). Tinder-ing Desire: The Circuit of Culture, Gamified Dating and Creating Desirable Selves [Thèse de doctorat]. University of Washington.

Snitko, J. R. (2016, mai). Millennial matchmaker or just a game? The uses and gratifications of Tinder [Mémoire de maîtrise]. Purdue University.

4. Sources non-académiques en ligne

Alexander, L. (2012, 7 mars). GDC 2012: Sid Meier on how to see games as sets of interesting decisions. Gamasutra. https://www.gamasutra.com/view/news/164869/GDC_2012_Sid_Meier_on_how_to_see_games_as_sets_of_interesting_decisions.php

Badeen, J. (2016). Tinder cofounder reveals how he came up with the app’s game-changing « swipe » feature in the shower. Business Insider. https://www.businessinsider.com/tinder-swipe-right-inventor-how-he-came-up-with-it-2016-11

Bromwich, J. E. (2019, 6 août). Wait, People Pay for Tinder? —The New York Times. The New York Times. https://www.nytimes.com/2019/08/06/style/tinder-gold.html

Iqlab, M. (2017, 21 août). Tinder Revenue and Usage Statistics (2020). Business of Apps. https://www.businessofapps.com/data/tinder-statistics/

LaVallee, A. (2009, 17 août). App Watch: Grindr Says It’s More Than a Hook-Up Service. Wall Street Journal. https://www.wsj.com/articles/BL-DGB-5716

Tinder | Rencontres, amour et amitié. (s. d.). Tinder. https://tinder.com

5. Jeux mentionnés

Reigns. (2016). Nerial.

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