La modification des règlements dans Donjons et Dragons

May 17, 2021

Ceux qui me connaissent savent que je suis « un peu » passionné par les jeux de rôles sur table. Assez passionné, du moins, pour en faire mon sujet de recherche pour mon mémoire de maîtrise. Si cet article à une utilité quelconque, c’est de résumer mon sujet de recherche, qui va m'occuper pendant un an de ma vie.

Je ne suis pas intimidé du tout par l’idée, de quoi tu jases ?

Pour cet article, je souhaite expliquer « rapidement » ce que je vais (fort probablement) étudier dans mon mémoire de maîtrise : les règles de la 5e édition de Donjons et Dragons (DnD 5e).

J'utilise le féminin pour alléger le texte.

C’est quoi, un jeu de rôles sur table ?

Je maintiens l’opinion, que j’ai volé à un certain Matt Colville, que Donjons et Dragons est l’activité la plus amusante à faire avec son cerveau. Cependant, c’est une activité qui se résume difficilement, parce que c’est à la fois… euh… simple ET compliqué.

Fondamentalement un jeu de rôles sur table, c’est une hallucination collective. C’est l’activité de s’imaginer une histoire en groupe, à laquelle chaque joueuse participe. Les joueuses contrôlent un personnage. Elles décident comment leur personnage agit, pense et réagit aux situations dans l’histoire. Une des joueuses endosse le rôle de maîtresse du jeu. Celle-ci décrit l’espace, les événements de l’histoire et les réactions du monde aux actions des personnages. Ces deux rôles sont « contraints » (nous reviendrons à cette idée, promis) par les règles du jeu, qui proposent des façons de décider comment le résultat de certaines situations dramatiques devrait être décidé.

La partie « hallucination collective » arrive quand on comprend que toutes ces actions ne sont souvent qu’imaginées. La plupart des joueuses n’utilisent des figurines, des cartes et des objets que dans certaines situations (comme des combats). La plupart du temps, les situations dramatiques sont racontées à l’oral.

Un personnage saute par-dessus un ravin

***

« Ton personnage grimpe par-dessus l’escarpement et aperçoit un ravin, à quelques mètres devant. Qu’est-ce que tu fais ? »

« Je veux prendre un élan et sauter par-dessus le ravin ! »

« Parfait. Ce serait un jet d’Athlétisme, ça. Peux-tu me faire ça ? »

« 18 ! »

« Ton personnage prend son élan et se lance par-dessus le ravin creux de plusieurs dizaines de mètres. Tes pieds touchent le sol de l’autre côté sans problème. »

***

Les contraintes de créer ensemble

Écrire une histoire, ça prend une autrice. Je ne vous apprends rien ici, je l’espère. Le Seigneur des anneaux n’existerait pas sans J.R.R. Tolkien. Garfield n’existerait pas sans Jim Davis.

(Nommer ces deux auteurs un à côté de l’autre est sacrilège, je sais, mais je ne m’excuserai pas.)

Cependant, qu’arrive-t-il lorsqu’une histoire a plusieurs autrices simultanément ? C’est compliqué, mais, dans le fond, les jeux de rôles sur table en sont un exemple.

Dans l’exemple de la joueuse qui fait sauter son personnage par-dessus un ravin, on voit toutes ces autrices en jeu. Jessica Hammer parle des différents « textes » qui se disputent l’autorité dans le cadre d’une partie de jeu de rôles. Ces textes sont primaires, secondaires et tertiaires. Le jeu est le texte primaire : il codifie les règles du jeu. Le texte secondaire provient de la maîtresse du jeu, qui établit l’environnement et les défis à surmonter. La joueuse agit dans le texte tertiaire lorsqu’elle prend la décision que son personnage sauterait par-dessus le ravin (Hammer, 2007 : 70-71).

Pourtant, la joueuse a un pouvoir d’autrice très grand. Que serait-il arrivé si la joueuse avait décidé d’analyser l’environnement pour trouver une autre façon de traverser le ravin ? La maîtresse du jeu aurait eu à réagir à cette demande d’informations. Dans sa réaction, celle-ci aurait eu à prendre d’autres décisions créatives. Y a-t-il une autre façon de traverser ? Si oui, est-ce que cette méthode est suffisamment évidente au personnage pour que la joueuse n’ait pas à rouler ? Si découvrir une autre façon de traverser demande un jet, quelles règles du jeu la maîtresse devrait-elle utiliser ?

Le jeu aussi est une autrice (ou du moins, l’équipe qui a écrit le jeu est une autrice) à considérer durant une partie de jeu de rôles. Dans les règles du jeu, il est dit que ce genre de défis périlleux (sauter par-dessus le ravin) devrait être réglé par un jet de dés, puisqu’il est possible pour le personnage d’échouer.

Ces différentes autrices s’imposent mutuellement des restrictions et ont une certaine autorité sur les autres. Les règles du jeu imposent des procédures à suivre à la maîtresse du jeu, qui crée des défis basés sur ces restrictions. Ces mêmes défis établissent des restrictions pour les possibilités créatives de la joueuse. Cependant, l’inverse est aussi vrai. La joueuse peut inventer des solutions imprévues qui peuvent invalider les décisions créatives de la maîtresse du jeu. La maîtresse du jeu peut choisir de ne pas suivre toutes les règles du jeu et de déroger au contenu préparé pour s’adapter aux demandes créatives de l’autrice tertiaire (la joueuse) (Stricklin, 2017 : 34-35).

Le livre de règlements, interprété

« OK, mais, genre, tu es en comm. C’est quoi le rapport entre la communication pis ça ? »

J’y arrive, personne imaginaire, j’te jure.

Un livre de règlements, en tant que tel, c’est un produit médiatisé. C’est un livre, il y a des mots dedans. On comprend ces mots-là et on s’en sert pour déterminer comment on va jouer au jeu. J’invoque le nom d’un gars, Stuart Hall, ici.

Hall dit qu’il n’y a aucun lien entre le message que les créatrices souhaitaient créer en produisant le média et comment le message est interprété par les spectateurs. Dans un film, les images, les mots, les angles de caméra, les couleurs, etc. sont choisis par les créatrices pour tenter de communiquer un message spécifique. Ensuite, les gens comme nous interprètent le contenu du média. Pour interpréter, nous devons nous baser sur ce que nous connaissons du monde et ce que nous croyons personnellement, parce que nous n’avons pas accès à la tête des créatrices. Hall énumère trois types de réceptions d’un message :

  • Il y a la position hégémonique, lorsque la réceptrice comprend le message que les créatrices voulaient envoyer. Par exemple, dans un film western imaginaire, c’est lorsque la réceptrice comprend que le cowboy est le héros (Hall, 1973 : 17).
  • Il y a la position négociée, où la réceptrice accepte la légitimité du message hégémonique, mais est en opposition partielle. Par exemple, ce même cowboy serait compris comme une personne imparfaite, mais resterait un héros parce qu’il se bat contre des gens pires (Hall, 1973 : 17).
  • Il y a la position oppositionnelle, où la réceptrice rejette complètement le message original pour une autre interprétation. Genre, ici, la réceptrice comprend que le cowboy est en fait le méchant de l’histoire (Hall, 1973 : 18-19).

Je parlais de Donjons et Dragons au début. J’y reviens. Les règlements des jeux de rôles sur table sont généralement propagés par l’entremise de livres de règlements. Ces jeux sont complexes, mais ne permettent pas de répondre à toutes les situations imaginables par les joueuses dans une partie. Plutôt, le jeu assume que la maîtresse du jeu doit utiliser son pouvoir d’autrice pour improviser des solutions lorsque les règles ne sont pas adéquates. Dans les livres de la nouvelle édition de Donjons et Dragons, c’est même indiqué noir sur blanc dès les premières pages (à la 5e page dans le Player’s Handbook et à la 4e page dans le Dungeon Master’s Guide).

Je porte l’hypothèse, donc, que différentes joueuses ont différentes interprétations des règles et qu’elles vont donc appliquer les règles différemment. Chaque joueuse décide quelles règles sont correctes à changer et celles qui ne devraient pas être changées. Pour reformuler : les joueuses décident parfois d'accepter le message hégémonique du livre, ou elles décident parfois de le rejeter et de forger leur propre interprétation.

Chacun sa façon de jouer

Un exemple que j’ai trouvé particulièrement intéressant sur comment la relation avec les règles change d’une personne à l’autre vient du mémoire d’Émilie Paquin sur les dynamiques de groupe dans les jeux de rôles, publié l’an passé. Elle a effectué des observations non participantes de trois groupes en jeu. Dans une section, elle résume leur relation avec les règles.

Deux personnages fantastiques discutent à la table

Dans le premier groupe, les joueuses se sont révélées conformistes avec les règles : les joueuses se restreignaient aux possibilités encouragées par les règles du jeu. Dans un autre groupe, les joueuses testaient les limites de leur jeu et questionnaient directement la maîtresse du jeu sur si certaines règles pouvaient être changées. La maîtresse du jeu dans ce groupe décidait parfois d’ignorer des résultats de dés, afin de faciliter la progression de l’histoire. Dans un troisième groupe, les joueuses, moins habituées aux jeux de rôles, se référaient aux procédures du système et aux connaissances de la maîtresse du jeu. La maîtresse du jeu, dans ce groupe, avait inventé des règlements pour récompenser « […] les joueurs qui faisaient des actions innovantes qui étaient en cohérence avec leur personnage » (Paquin, 2020 : 133). La maîtresse du jeu adaptait aussi les règlements aux actions que les joueuses souhaitaient effectuer (Paquin, 2020 : 131-134).

Son sujet de recherche n’est qu’indirectement lié avec le mien, mais permet quand même d’entrevoir que la relation avec les règles change radicalement d’un groupe à l’autre. Certaines joueuses respectent les limites imposées par les règles, au point de baser leurs décisions sur ce que le jeu « permet » de faire, alors que d’autres s’attendent à ce que les règles s’adaptent à leurs choix en jeu. Dans certains cas, les joueuses ont inventé des règles pour encourager certains comportements.

Ça ne prend que quelques discussions avec des joueuses de DnD pour voir à quel point cette relation varie de groupe en groupe. Il y a des groupes où les races (elfes, nains, etc.) sont remplacées par d’autres espèces fantastiques. Dans d’autres groupes, il y a des classes bâties sur mesure pour les joueuses et des monstres créés de toutes pièces. Certains créent des règles pour des systèmes inexistants, comme des règles pour permettre aux joueuses de fabriquer des potions, pour faciliter l’exploration de monde ou pour négocier le prix d’un item avec un marchand. Sur des communautés en ligne, des milliers de joueuses se partagent des modifications de règlements, comme sur /r/DnDBehindTheScreen (408 k abonnés), /r/DnDHomebrew (119 k abonnés) et /r/UnearthedArcana (179 k abonnés), pour ne nommer que des communautés sur Reddit.

Personne ne joue au même jeu

Enfin, nous arrivons à mon sujet de recherche. Pour de vrai, cette fois. Je préfère éviter de formuler une question de recherche complète, question d’éviter de m’embarrasser jusqu’à ce que celle-ci soit décidée pour vrai, mais allons-y.

Ce qui me rend curieux dans tout ça, c’est de voir comment l’interprétation des règles varie de joueuse en joueuse. Pourquoi est-ce que certaines joueuses, mais pas toutes, changent les règlements ? Quels règlements sont changés ? Pourquoi changer ces règlements, mais pas d’autres ?

L’objectif de mon projet de recherche sera d’établir une fondation théorique plus approfondie et d’aller interviewer des joueuses de DnD 5e. Je veux comprendre comment elles interprètent les règlements, et plus encore, comment celles-ci ont choisi de créer leurs propres changements aux règlements. Dans le futur, je souhaite utiliser 4 cafés comme mon espace pour partager mon progrès et mes découvertes sur le sujet. Ça risque de changer fréquemment!

Si c’est un sujet qui vous fascine, contactez-moi ! Ça me ferait plaisir de voir vos opinions et de discuter !

Quatres personnes jouent à Donjons et Dragons. Dés, feuilles de personnages sur la table.

Sources

Hall, S. (1973). Encoding and Decoding in the television discourse, 22.

Hammer, J. (2007). Agency and authority in role-playing texts. Dans M. Knobel et C. Lankshear (sous la direction de.), A new literacies sampler (vol. 29, p. 67‑94). Peter Lang Publishing.

Paquin, É. (2020, avril). Dynamiques des groupes restreints dans les jeux de rôle sur table [mémoire accepté]. Université du Québec à Montréal.

Stricklin, C. (2017, mai). Off the Rails: Convergence through Tabletop Role-Playing Modules [University of Wyoming].

Wizard of the Coast. (2014a). Dungeons & Dragons, 5th edition, Dungeon Master’s Guide. Wizard of the Coast.

Wizard of the Coast. (2014b). Dungeons & Dragons, 5th edition, Player’s Handbook. Wizard of the Coast.

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