Les 10 000 façons de casser une chaise sur la tête du méchant

June 17, 2021

***

Maîtresse du jeu : « Monsieur Le Blanc, le représentant de l’organisation criminelle des Hôteliers, vous donne un ultimatum :
"Vous avez perturbé nos opérations à Valmois avec vos dernières… actions. Nous ne croyons pas aux “malentendus,” surtout ceux qui mènent à la mort de plusieurs de nos associés. Nous sommes, cependant, généreux. L’Hôtelière vous offre une chance : quittez Valmois avant le lever du soleil de demain, et vous aurez la chance de revoir vos familles." »
Joueuse 2 :« Qu’est-ce qu’on fait ? »
Maîtresse du jeu :« Est-ce que tu demandes ça à voix haute ? »
Joueuse 1 :« euh… non. »
Maîtresse du jeu :« Sauf si tu as une façon de communiquer avec les autres sans que Le Blanc soit au courant, pas le droit de communiquer avec les autres. »
(Un silence, les joueuses pensent.)
Joueuse 2 :« Heille, il nous menace, right ? Mon personnage ne va pas se faire traiter de même. Est-ce qu’il y a une chaise de vide dans la pièce ? »
Maîtresse du jeu :« Oui. Juste à côté de toi, il y a une chaise de bois. »
Joueuse 2 :« Je la prends et je la casse sur la tête de Le Blanc pour le faire tomber inconscient ! »
Joueuse 1 :« Attends – »
Maîtresse du jeu :« Tu es sûre, joueuse 2 ? »
Joueuse 2 :« Définitivement. »
Maîtresse du jeu :« Parfait, dans ce cas-là, pourrais-tu me faire un jet de… »

***

Il y a une infinité de façons de terminer cette situation dans Donjons et Dragons. Question alors: comment est-ce que différents types de joueuses casseraient la chaise ?

Pourquoi étudier les types de joueuses?

Dans le fond, j'ai dans l'idée que toutes les joueuses de Donjons et Dragons aiment des choses différentes dans le jeu. Un groupe qui aime le combat va utiliser les règles d'une certaine façon, un groupe qui aime jouer des rôles utiliseront les règles d'une autre façon. Dans les dernières semaines (entre mes moments de procrastination), j'ai lu sur comment les gens ont étudié les joueuses de jeux de rôles dans le passé, pour voir s'il existe des modèles que je pourrai emprunter pour mon mémoire.

Et pour parler de ça, je me suis dit que je pourrais casser des chaises.

Diviser les joueuses en type : un débat éternel

S’il y a quelque chose que les théoriciens des jeux de rôles adorent faire, c’est créer des catégories. Dans son chapitre du livre « Role-Playing Game Studies », Evan Torner agglomère l’histoire de la théorisation sur les jeux de rôles et parlent entre autres de comment les gens ont divisé les joueuses en types.

Les types de joueuses de Bartle

La typologie la plus connue des jeux de rôles est sans aucun doute celle des types de joueuses de Bartle. Richard Bartle avait créé ce modèle théorique pour étudier les différents types de joueuses dans les Multi-User Dungeons, des jeux vidéo maintenant obsolètes qui prenaient la forme de… chatrooms glorifiées, dans le fond. C’est un modèle théorique qui s’applique encore très bien à tous les jeux multijoueurs avec un monde virtuel, comme les MMORPG (World of Warcraft, par exemple).

The Bartle Test of Gamer Psychology - Gamer Types

La grille est découpée selon deux axes. Sur l'axe horizontal, Bartle divise deux extrêmes: une joueuse qui préfère faire des agir avec les joueuses ou si elle préfère agir dans le monde. Sur le deuxième axe, on divise les joueuses qui préfèrent interagir avec ou agir sur les autres joueuses ou sur le monde.

Celles qui aiment agir sur les joueuses sont des « killers » ;

Celles qui aiment agir sur le monde sont des « achievers » ;

Celles qui aiment interagir avec les joueuses sont des « socializers » ;

Celles qui aiment interagir avec le monde sont des « explorers ».

Ce modèle est omniprésent en études du jeu. Peut-être même qu'on l'utilise trop, selon Bartle. La théorie est intéressante et me sera probablement utile, mais j’ai de la difficulté à me baser sur un modèle bâti pour des mondes virtuels.

Oui, on pourrait dire que la relation des joueuses avec Donjons et Dragons est comme la relation des joueuses avec un monde virtuel... j'imagine. Cependant, j’ai tendance à me demander s'il y a des modèles pour les jeux de rôles ?

Cependant, on peut s'imaginer qu'un joueur achiever aime utiliser les règles pour casser la chaise sur la tête du méchant parce que cela lui donne du pouvoir sur le monde, qu'un joueur killer casserait la chaise pour faire réagir les autres et ainsi de suite. Ça peut être intéressant d'utiliser ce modèle pour comprendre ce qui motive les joueuses autour de la table.

Diviser les joueuses de jeux de rôles sur table en types

Plusieurs typologies (le nom fancy pour des modèles qui divisent des choses en types) ont été construites spécifiquement pour catégoriser les joueuses de jeux de rôles sur tables. La plupart sont bâties à partir d’observations et visent spécifiquement les designers de jeux de rôles.

Evan Torner, sur le sujet de la théorisation sur les jeux de rôles, mentionne la typologie d’Aaron Allston, bâtie pour le jeu Champions en 1988. C'était la première fois que quelqu'un publiait une catégorisation des joueuses « officielle ». Allston avait comme objectif de diviser les joueuses en types, pour donner des conseils aux maîtresses du jeu (Torner, 2018, 29).

Ensuite, Robin D. Laws a produit une des premières typologies sérieuses dans son livre, Laws of Good Game Mastering (2001). Robin Laws a divisé les joueuses en Power Gamers (qui souhaitent gagner et améliorer leurs personnages), les butt kickers (qui aiment se battre dans le jeu), les tacticians (qui recherchent des défis stratégiques), les specialists (qui adorent leur personnage particulier), les method actors (qui aiment s’exprimer à travers leur personnage), les storytellers (qui veulent co-créer une histoire) et les casual gamers (qui jouent pour socialiser avec des amis) (Torner, 2018, 29-30). Laws avait basé sa catégorisation sur des observations et des études de marchées de Wizard of the Coast (les créatrices de Donjons et Dragons).

Les agendas créatifs de The Forge

Les « agendas créatifs », ou le « GMS » de Ron Edwards ont été publiés pour la première fois sur la communauté en ligne The Forge (Torner, 2018 : 30). Fondamentalement, son objectif était de créer un lexique plus précis et complet pour parler de la pratique du jeu de rôles et pour aider les designers à mieux cerner leurs joueuses (Edwards, 2001 : 1). Résumons ce qu'il dit rapidement.

What GNS theory claims | Game Design is about Structure
Une charte compliquée qui, au final, dit que les gens tombent dans un style de jeu particulier lorsqu'elles jouent.

Quand la joueuse se lance dans un jeu de rôles, elle prend contact avec le jeu par l’entremise d’une variété d’éléments. La joueuse voit le jeu à travers son personnage, le système qu’elle joue, le setting dans lequel se déroule la partie, les situations dans lesquelles elle est placée et avec la « couleur » du jeu (les détails et les images dans le jeu et en dehors du jeu qui génèrent une certaine atmosphère lors de la partie). Ces éléments sont uniques à chaque système de jeu et à chaque groupe de jeu (Edwards, 2001 : 2).

Ensuite, il y a les trois axes décisionnels. On pourrait aussi les appeler des styles de jeu:

  • Le style de jeu « gamist » est axé sur la compétition. Les défis dans le jeu vont résulter soit en victoires ou en défaites et, les gamist diront, c'est les joueuses qui sont responsables de leur sort.
  • Le style de jeu « simulationniste » se préoccupe de la logique interne des actions dans le jeu. Est-ce que tout a du sens dans le monde imaginé ?
  • Le style de jeu « narrativiste » se concentre sur la création d’une histoire par l’entremise du jeu de rôles. Les joueuses utilisent les règles et leur créativité pour fabriquer des situations qui facilitent le drame et une histoire cohérente (Edwards, 2001 : 3).

Finalement, Edward parle de la posture que chaque joueuse adopte lorsqu’elle joue son personnage. Il y en a quatre :

  • La posture de l’actrice, lorsque la joueuse effectue une décision basée sur les priorités, les valeurs et la perception de la « personne réelle » (le personnage).
  • La posture de l’autrice, lorsque la joueuse décide d’effectuer une action basée sur ses propres priorités, puis invente une raison plausible pour que le personnage ait fait cette action.
  • La posture du pion, lorsque, contrairement à la posture de l’autrice, la joueuse ne tente pas d’expliquer les actions qu’elle fait effectuer à son personnage.
  • La posture de la directrice, lorsque la joueuse décide, en plus de prendre des décisions pour le personnage, d’inventer des éléments de contexte, de l’environnement et des aspects du monde. (Edwards, 2001 : 4).

Quelque chose d’important à mentionner ici, c’est que les joueuses ne restent jamais seulement dans une posture et dans un style de jeu préféré. Une joueuse peut prendre des décisions « gamist », puis adopter un style « simulationniste » juste après. La posture d’une joueuse peut changer entre chaque fois qu’elle prend la parole.

Cassons la chaise

Appliquons le modèle de Ron Edwards à la situation que j’ai présenté plus tôt.

Où plutôt, ce que je devrais dire, c'est que je vais m’amuser à présenter des exemples de comment différents groupes pourraient utiliser le même jeu, les mêmes règles, pour résoudre la situation différemment. Plus encore, je présenterai comment ces règles peuvent être modifiées pour satisfaire aux différents agendas créatifs.

Joueuse 1 : « Qu’est-ce qu’on fait ? »
Maîtresse du jeu : « Est-ce que tu demandes ça à voix haute ? »
Joueuse 1 : « euh… non. »
Maîtresse du jeu : « Sauf si tu as une façon de communiquer avec les autres sans que Le Blanc soit au courant, pas le droit de communiquer avec les autres. »

Ici, on voit une interaction entre la maîtresse du jeu et la joueuse 1. La décision de la MdJ est ancrée dans un style simulationniste : il n’y a pas réellement de règles dans le jeu de Donjons et Dragons 5e qui empêche les joueuses de discuter entres elles dans une telle situation. « Réalistiquement », cependant, les personnages n’ont pas de façon de communiquer sans mettre Le Blanc au courant. La joueuse ne pouvait pas communiquer son désaccord sauf si son personnage l’exprimait aussi à voix haute. Elle a décidé de ne pas prendre le risque.

Joueuse 2 : « Heille, il nous menace, right ? Mon personnage ne va pas se faire traiter de même. Est-ce qu’il y a une chaise de vide dans la pièce ? »
Maîtresse du jeu : « Oui. Juste à côté de toi, il y a une chaise de bois. »
Joueuse 2 : « Je la prends et je vais la casser sur la tête de Le Blanc pour le faire tomber inconscient ! »

La joueuse 2 a adopté ici une posture de directrice : elle décide que la chaise, de 1, existe à côté d’elle, que l’utiliser rendra Le Blanc inconscient et que la chaise cassera. Évidemment, la maîtresse du jeu a le mot final sur toutes ces décisions, mais nous pouvons voir comment la joueuse a « fait apparaître » des éléments dans la situation.

C'est le temps de casser la chaise.

Dans un style simulationniste, la maîtresse du jeu pourrait argumenter que d’utiliser la chaise serait difficile et qu’elle ne cassera probablement pas. La MdJ considérerait probablement la chaise serait comme une arme improvisée (Player’s Handbook, 2014 : 147-148). Elle pourrait cependant appliquer un malus à l’attaque, puisqu’elle pourrait raisonner qu’une chaise n’est pas une arme super ergonomique, contrairement à quelque chose comme une bouteille de verre, qui est aussi une arme improvisée. Ceci est une déviation des règles, quoique mineure.

Dans un style gamist, la MdJ appliquerait probablement les règles sur les armes improvisées à la lettre. Ce serait injuste de modifier les règles qui ont un impact tactique, après tout.

Dans un style narrativiste, la question se poserait : est-ce que c’est plus dramatique si tout se déroule exactement comme la joueuse 2 le souhaite ? Les règles de Donjons et Dragons stipulent qu’une attaque ne peut rendre inconscient une créature que si elle tombe à 0 point de vie. Une vulgaire chaise ne fait clairement pas assez de dégât, mais, en même temps… n’est-ce pas dramatique que Le Blanc tombe inconscient aussi rapidement ? Si la joueuse 2, enragée, attaque le représentant d’un groupe sans consulter les autres ? Comment est-ce que les joueuses réagiront ? Que vont-elles faire, maintenant? Vont-elles prendre Le Blanc otage ? Vont-elles le tuer ?

L’impact du style de jeu sur les règles employées

Évidemment, ce ne sont que des exemples imaginés pour ce blogue, mais je crois que vous voyez où je veux en venir. Selon le style de jeu d’un groupe et selon les préférences des joueuses, les règlements du jeu peuvent être perçues et utilisées différemment. Si les joueuses d’un groupe cherchent à raconter des histoires, elles vont ajouter ou ignorer des règles pour mieux raconter des histoires. Si les joueuses adorent l’aspect tactique des combats, les règles existeront pour préserver cet aspect, et, si de nouvelles règles sont ajoutées, ce sera pour améliorer cet aspect du jeu.

Honnêtement, je ne sais pas si j'aurai réellement besoin de diviser les joueuses que j'étudierai en types lors de mon étude. Comprendre les motivations des joueuses de Donjons et Dragons ne nécessitera peut-être pas nécessairement d'emprunter des modèles du genre, après tout.

En plus, j'admets être emêté, puisque les modèles que j'ai trouvé répondent aux besoins des designers, pas nécessairement à mes besoins. Ils ne se traduiront possiblement pas super bien à une recherche en communication comme la mienne.

Mais bon, comme l'expression le dit, on ne peut pas faire un mémoire sans casser quelques chaises.

Messemble que c'est ça l'expression, en tout cas.

Sources :

Bartle, R. (1996). Hearts, Clubs, Diamonds, Spades: Players Who suit MUDs. MUD.co.uk. https://mud.co.uk/richard/hcds.htm

Edwards, R. (2001). GNS and Other Matters of Role-playing Theory. The Forge. http://www.indie-rpgs.com/articles/1/

Torner, E. (2018). RPG Theorizing by Designers and Players. Dans Role-Playing Game Studies: Transmedia Foundations (p. 56). Routledge.

Wizard of the Coast. (2014). Dungeons & Dragons, 5th edition, Player’s Handbook. Wizard of the Coast.

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